mardi 10 août 2010

Life Happened


-         Et maintenant, tu vas faire quoi ?
Ça, je n’en avais aucune idée.
J’étais resté comme un con, au départ de l’aéroport, à regarder décoller les avions, sans trop savoir lequel d’entre eux emportait mon amie à l’autre bout du monde. Qu’étais-je supposé faire ?

Nous nous étions rencontrés deux ans plus tôt, et presque au même endroit. Elle avait eu mon numéro par un ami commun qui savait que je cherchais un colocataire en attendant de trouver un emploi. Son-Mi s’était présentée comme exchange student, en France pour deux ans, et nous savions depuis le début qu’un jour ou l’autre elle rentrerait chez elle. Lorsque nous sommes sortis ensemble, nous étions trop heureux pour y penser.
Ce n’est que lorsque je vis le billet d’avion de mes propres yeux que je me rendis compte que la vie allait bientôt m’arracher ce que je possédais de plus précieux.

Qu’étais-je supposé faire ? Devais-je l’accompagner ? En Corée du Sud, où je n’avais ni famille, ni amis, ni emploi, et dont je ne connaissais pas la langue ? Devais-je sacrifier ma vie et mes études pour avoir la chance de passer ma vie avec elle ?
Elle non plus, ne pouvait pas rester en France. Son visa n’était valable que pendant la durée de ses études en France, et là bas, un emploi, une famille des amis l’attendaient. Lui demander de rester, c’était trop lui demander. Je n’ai pas eu l’égoïsme de la laisser hypothéquer sa vie pour moi.
Mais si je lui avais demandé, elle l’aurait fait.

Dans la voiture qui me ramenait à la maison, Peter, un autre étudiant en échange, essayait de me réconforter, à sa manière.
-         So, what happened, bro ?
Je savais très bien ce qui s’était passé, et cette réponse-là était facile.
-         Life happened.

Quand il a été temps pour elle de rentrer, nous avons opté pour le réalisme, et nous nous sommes séparés. Nous nous sommes embrassés dans le terminal de l’aéroport, au milieu de tant d’autres couples qui se disaient tous les mêmes mots, qui se faisaient tous les mêmes promesses baignées de larmes. Et finalement elle avait passé le portillon métallique sans cesser de me regarder, non sans un dernier accès de faiblesse.

Quelques mots, griffonnés dans une langue que je ne comprenais pas.
-         L’adresse de mes parents… Je t’aime.
C’était la première fois qu’elle prononçait ces trois mots, mais au milieu de ce terminal de béton, ils résonnèrent dans le vide.

            Je regardai le morceau de papier. J’avais sincèrement aimé Son-Mi, plus que n’importe qui d’autre. Mais ce morceau de papier échappait à ma compréhension. Nous avions décidé de nous quitter, c’était inéluctable, je n’avais pas le temps ni les moyens de lui rendre visite, et elle non plus, et elle le savait.

-         Dès que tu peux, viens me rejoindre. Je t’attendrai.

Elle m’embrassa et passa le portillon, sans me laisser le temps de réagir, et en un geste elle était partie. « Je t’attendrai » ? Etait-ce une demande en mariage ? Ou simplement la promesse irréaliste de nous revoir un jour, après des années d’attente et de séparation ?

Moi, je n’y croyais pas. Même si je trouvais un travail dans son pays, rien ne serait plus pareil. Nous cesserions d’être les deux étudiants un peu fous, un peu tête en l’air, mais désespérément amoureux.
A la seconde où elle a passé le portillon, j’ai senti mon amour faiblir, et lorsqu’elle fut partie, je ne sentis plus rien, à part une sensation de grand vide. Ces deux ans, je les chérirai toute ma vie, comme on chérit un amour d’enfance, qui disparaît sous le poids des années mais nous hante à jamais.  

            Il m’aime, et je l’aime. Le reste n’a aucune importance, car je sais, tout au fond de moi, que nous sommes faits pour être ensemble. Nous avons vécu deux ans d’amour parfait, et pour rien au monde je ne renoncerais à cela. Je l’attendrai le temps qu’il faudra, trois ans, dix ans, quinze ans…
            Nous nous reverrons. C’est notre destinée.

Mais voilà que je me décide soudain, et je déchire l’adresse, en petits morceaux, que je glisse par l’entrebâillement de la fenêtre. Des symboles épars volent sur le bitume, parfois soulevés par le passage d’une voiture, mais pour moi, il est trop tard. Je suis loin devant.
-         Quelle blague.
Le morceau de papier reste pourtant imprimé dans mon esprit, comme une tache minuscule sur un papier immaculé.

dimanche 8 août 2010

Avec le Vent comme Complice

Stella gisait allongée sur le lit. Sur la table de nuit, un verre vide, dont les dernières vapeurs s'évanouissaient dans l'air péniblement brassé par un ventilateur de plafond. Lorsqu'elle tenta de se lever, les marques violettes qui zébraient son dos la laissèrent pliée de souffrance.
La nuit n'avait effacé ni sa douleur ni sa peine. A peine avait-elle estompé l'impression de n'être plus rien. Stella se dirigea, en titubant un peu, vers le placard, saisissant en quelques gestes l'essentiel de ses possessions. Elle fut vite prête, et en refermant la porte, elle accepta sans regret l’idée d’abandonner cette vie où plus rien ne l’attendait. Elle s'aventura dans le couloir, caressant une marque claire sur son ventre -conséquence d'un coup un peu plus fort que les autres, qui lui avait arraché un futur qu'elle avait pourtant chéri.
Elle ignora les commérages qui s'élevaient des portes voisines, les regards voyeurs au travers du judas des portes en contreplaqué. Tous ces yeux monstrueux qui la dévisageaient avec réprobation avaient été témoins du drame de la veille. Pas un n’avait fait un geste. Elle descendit donc l'escalier, et se retrouva à la rue.
Elle marcha, valises à la main, jusqu’à une cabine téléphonique. L’appareil de la maison était coupé depuis longtemps.
-          Maman…

Pour ma part, je me morfondais dans mon véhicule depuis des heures, et passais le temps à écouter la radio, interrompue de temps à autre par les transmissions internes de la police. J’avais dû, après une vague dispute avec mon épouse, reprendre du service, et j’avais passé la nuit à attendre un appel à la radio qui se faisait toujours plus attendre, tandis que mes collègues bavardaient en profitant de la fraîcheur de l’air nocturne. J’aurais dû faire comme eux, mais voilà.
J’avais promis de rester à l’intérieur, de surveiller les transmissions, marquant ainsi mon envie de rester seul dans la voiture, et, laissé ainsi tranquille, je m’interrogeais.

Pour la première fois, je me disais que, peut être, ma vie avait raté un tournant. A plus de cinquante ans, je comprenais enfin qu’en trente ans de service, il était peut-être temps de recevoir une promotion.
Il me fallut un effort mental dantesque pour effleurer les raisons de ces échecs, et je ne pus qu’en conclure que seul le racisme d’une administration bornée m’avait interdit à un avenir brillant. Ma couleur de peau était en cause, bien entendu. Mon caractère soupe-au-lait, mon attitude lunatique, et mes multiples bavures, je ne voulais pas en entendre parler.
A vrai dire, ce soir-là, j’avais envie de sang. Ma dispute avec ma femme, cette nuit aussi déprimante que les autres, la prise de conscience de ma propre médiocrité, tout concordait à me donner des envies de violence.

Et telle une imprécation divine, le standard de la radio fit grésiller le poste. Je me jetai sur le combiné.

Je démarrai le moteur, appuyai d’un coup sec sur l’avertisseur. Mes coéquipiers se précipitèrent dans la voiture, et, tous phares dehors, le véhicule se jeta à l’assaut des routes.
-          On a un braquage de bijouterie rue Cardinet, expliquai-je en grillant un feu, faisant piler au passage une voiture qui tournait en face de nous.
Nous n’eûmes même pas l’occasion de nous arrêter. A notre arrivée, le braqueur sortit en courant et sauta sur un scooter. Mon pied explosa la pédale d’accélérateur, et la voiture bondit à la suite de l’engin. Le deux roues, plus habilité à la course dans un milieu urbain, se faufilait entre les voitures et gagnait peu à peu du terrain. Il me fallut jouer du pare-choc pour maintenir la distance, projetant de temps à autre une poubelle dans une vitrine ou forçant les voitures à me céder le passage.
-          Il prend la rue Detaille, si tu fais le tour, tu pourras le cueillir à l’angle, proposa mon voisin.
-          Je sais où je vais ! je répondis avec agressivité.
Néanmoins, je suivis ses conseils. Je déposai mes passagers arrière à une extrémité de la rue, et effectivement, j’arrivai à l’extrémité de la rue avant mon fuyard. Je retins le coéquipier resté avec moi, l’obligeant d’un geste de bras à rester derrière moi. Il m’appartenait, grognai-je, je l’avais attrapé moi-même.

Je saisis mon arme de service, prêt à en découdre. Ma proie était descendue de son scooter et l’avait laissé en plan, au milieu. Lui, il s’était prostré contre une voiture, attendant notre arrivée en tremblant. Il pointa un pistolet dans ma direction, me menaçant d’un bras hésitant, puis tira, un seul coup, qui éclata le pare brise d’une voiture loin de moi. Il serrait toujours contre lui le sac de sport contenant son butin : Des montres en or, une opale, ainsi que le contenu du tiroir caisse, qu’il était en train de vider à notre arrivée.
-          Rends-toi, tu es cerné, dit une voix derrière moi.
Lentement, il posa son arme dans le caniveau et leva les bras en l’air. Cela me fit sourire.

Une détonation retentit, et le braqueur tituba un instant. Il avait dans la poitrine un trou au travers duquel perçait la lueur du matin. Il ouvrit son sac, saisissant une poignée de billets et de bijoux qu'il jeta en l'air, au hasard, tituba un peu, puis s’effondra sur le sol, murmurant dans un souffle :
-          J’ai le vent comme complice...
Puis ne fut plus.


Lorsque Stella arriva au domicile parental, un paquet l’attendait. Un petit emballage de papier kraft, sur lequel était griffonné un simple prénom, le sien. Elle le déchira, et révéla une petite boite en velours bleu marine. Stella l’ouvrit, révélant une bague en argent surmonté d’un magnifique diamant, un bijou comme elle n’en avait jamais vu. Une petite carte à l’intérieur indiquait simplement :

Avec le vent comme complice, je t’aimerai toujours,
-Stanley.

lundi 2 août 2010

Corporate Responsibility


-         Vous êtes Mr G*****?
Je relève la tête. Un grand gaillard en cravate me dévisage.
-         Euh, oui, réponds-je avec confusion.

-         Bienvenue chez nous, je suis le DRH. Suivez-moi, je vais vous montrer votre bureau.
Je suis très intimidé, bien entendu. C’est mon premier emploi, et pour mon entrée dans le monde de la grande entreprise, je démarre en beauté dans une entreprise d’export international. Les étages défilent sur le compteur de l'ascenseur, puis s'arrête au niveau 4.
J’ose alors poser la question que j’avais retenue jusqu’ici de peur de passer pour un imbécile pour mon premier jour.
-         Excusez moi, mais lors de notre entretien au téléphone, nous n’avons pas précise en quoi consisterait précisément mon travail.
-         C’est très simple. Vous êtes familier avec les travaux de Keynes sur la gestion de comptes privés?
Je suis oblige de répondre:
-         Pas du tout, j’en ai peur.
-         Démerdez-vous, alors. Vous travaillerez avec Michael et Natasha, nous vous fournissons tout ce dont vous aurez besoin pour travailler. Votre ordinateur est la, nous avons créé une session a votre nom, vous n’aurez qu’a changer le mot de passe. Les stylos, crayons et autres sont dans le placard sur votre droite, au dessus des munitions.

Munitions?

-         Nous avons également mis a votre disposition un Smith & Wesson calibre 9mm, dit-il. Vous le trouverez dans votre tiroir personnel. Faites en bon usage, et bon courage pour la suite de votre séjour parmi nous.

Neuf millimètres?

Je mets un moment à assimiler l’information, et quand je me retourne, le DRH est déjà parti. J’ouvre le tiroir, d'où je tire effectivement un pistolet, ainsi que deux chargeurs pleins.
-         C’est toi le nouveau? Je suis Michael.
La voit provient d’un homme aux allures d’aventurier qui vient de surgir du couloir. Il s’affale sur le bureau a cote du mien. Il pose son sac par terre, un  vieux sac en cuir, duquel dépassent deux flèches solidement plantées. Il allume un cigarillo et s’appuie sur le dossier du fauteuil avec nonchalance.
-         T’inquiète pas pour les flèches, C’est juste les gars de la compta qui demandent une augmentation.

Ca y est, j’ai la trouille.

-         Je vais avoir besoin de toi pour faire deux trois travaux de coté, des trucs que je n’ai pas envie de faire, m’explique-t-il en faisant des ronds de fumée. Ton premier travail sera d’aller aux archives, et de m’y ramener l’historique de nos exportations entre 2005 et 2007. Demande à la documentaliste de te le trouver. Je t’ai tout noté ici, ainsi que le chemin à prendre pour trouver les archives, dit il en me tendant un bout de papier froisse. Je prends le papier nerveusement, puis me mets en route, et c’est alors qu’il m’interpelle:
-         Attends! T’oublies pas un truc? dit il en me tendant le pistolet.
Je m’empare de l’objet et des deux chargeurs sous le regard approbateur de mon nouveau boss.
Alors que je m’éloigne, il murmure dans sa barbe de trois jours:
-         Un distrait. Il tiendra pas trois jours, soupire-t-il.
Les escaliers me conduisent au sous sol, où je trouve la bibliothèque sans grande difficulté. Trouver la documentaliste, en revanche, est une autre paire de manches. il fait noir comme dans un four et les rayonnages semblent construits comme un labyrinthe.
Je tourne à droite, au hasard. Pas de chance, me voilà piégé dans une impasse.

Une impasse? Dans une bibliothèque? 


Il me faut un moment pour comprendre que la bibliothèque est réellement que je suis réellement dans un dédale, et un cadavre ensanglanté qui pourrit sur sol semble m’indiquer que je ne suis pas son seul occupant.
-         Chierie de merde merde merde merde merde!

Je fais marche arrière a toute vitesse, mais trop tard, une silhouette immense me barre la route, un crossover démoniaque entre une Gorgone et un vampire suceur de sang, aux yeux rougeoyants comme de la braise, dont les ailes de chauve-souris battent.
-         De la chair fraîche, enfffin! Cela faisait ssssssi longtemps!
J’ai enfin la présence d’esprit de sortir le pistolet de ma poche, et le pointe en tremblant vers la créature. Celle-ci, d’un coup de griffe, projette l’objet dans les rayonnages, puis reprend son approche en sifflant. Alors que je fouille mes poches à l’aide d’un autre outil pour me défendre, je tire le morceau de papier donné par Michael.
-         Ne-Ne me tuez pas!
-         Et pourquoi donc, pauvre mortel ? demande-t-elle avec un sourire sadique.
-         On m’a envoyé chercher le-l’historique des exportations de 2005 à 2007, dis-je en tendant le papier au démon.
Elle s’empare du papier, chausse une paire de lunettes et se met à lire le papier.
-         Oh, dit-elle, d’un air déçu. C’est Michael qui t’envoie ?
-         Oui.
-         Suis-moi.
Je la suis, en prenant toutefois soin de récupérer mon pistolet, et en maintenant une distance stratégique entre nous. Mais toute idée de cannibalisme semble avoir déserté l’esprit du démon, et en route, la voilà qui m’explique :
-         Je ne sors pas très souvent, alors la direction me laisse manger un stagiaire de temps à autre.
Elle s’arrête devant un rayonnage, et me met huit volumes dans les bras.
-         Tu diras à Michael de se méfier du deuxième semestre 2006 et du premier semestre 2007. Avec la crise des subprimes, on a eu moins de commandes, et ça les a rendus un peu nerveux.

Je remonte victorieux, et longe le couloir qui me ramène à mon bureau. Je repasse par l’accueil, où les hôtesses contiennent à coup de fusil à pompe des hordes de zombies qui tentent de passer la porte.

Je passe en sifflotant, chacun son travail après tout, mais le succès est de courte durée. Michael n’est pas là, mais a laissé un post-it sur mon écran.

« Cher Félix.
Merci pour les archives.
J’ai du nouveau pour toi : Je voudrais que tu assistes à une présentation de nos objectifs budgétaires pour la rentrée, je pense que cela t’aiderait à cerner les enjeux économiques de l’entreprise.

PS : J’ai laissé une pelle pour toi dans le placard, prends-la, elle te sera utile. »